Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/380

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vie sociale, ait été amenée à faire et à continuer une expérience de ce genre.

Vue de haut, toute la question se résume en celle-ci : Quel cercle l’homme de génie s’est-il tracé ? Dans quelles limites veut-il exercer son empire ? Quels éléments veut-il rassembler pour en former son œuvre ? Ce qui le détermine dans sa décision, c’est d’abord son impulsion intérieure, sa conviction intime, c’est aussi la nature du peuple, du siècle pour lequel il travaille. Le génie seul sait résoudre le problème, seul il sait créer des œuvres qui, en même temps, sont une source de gloire pour lui-même, de plaisir pour son temps, de progrès pour l’avenir. L’immense horizon de lumière qu’il aperçoit, il cherche à le réunir comme en un foyer sur sa nation ; il combine ensemble tous les éléments qu’il trouve soit dans les âmes, soit dans le monde extérieur, et sait ainsi satisfaire, combler les désirs de la foule. Rappelez-vous Shakspeare et Caldéron ! Devant la haute critique, leur art est sans taches, et si un littérateur, habitué à séparer habilement les genres, s’obstinait à les blâmer, ils lui montreraient en souriant le temps, la nation pour lesquels ils ont écrit, et, sur cette simple défense, ce n’est pas de l’indulgence qu’il faudrait leur accorder, ce sont de nouveaux lauriers, pour les récompenser d’avoir su si heureusement s’accommoder à ces circonstances particulières.

La division de la poésie et du style en genres distincts est dans la nature même de la poésie et du style, mais c’est l’artiste seul qui doit et qui peut faire cette division ; il la fait toujours, et seul il sait sentir ce qui appartient à tel ou tel domaine. Le génie a donc en lui le goût inné ; cependant le goût n’arrive pas à sa perfection absolue chez tout homme de génie. C’est là ce qui rend désirable que la nation dans son ensemble ait du goût ; afin que chaque individu n’ait pas à le former en lui-même selon les forces de son esprit. Malheureusement, tout individu qui n’est pas créateur a un goût négatif, étroit, exclusif, et il réussit à dépouiller de son énergie et de sa vie l’être créateur.

On trouverait bien chez les Grecs, chez plus d’un Romain, une division pure et faite avec un goût parfait des divers genres poétiques, mais ces exemples ne peuvent pas nous être recommandés d’une manière absolue, à nous autres hommes du Nord, car nous avons d’illustres aïeux tout différents des Grecs ; nos yeux sont habitués à d’autres modèles. Si le goût romantique, issu de