Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/421

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guerre, soit à la tête de quelques troupes, soit au service d’un prince, être soldat, c’était avoir une espèce de métier. Les soldats se louaient çà et là, comme ils l’entendaient et le trouvaient avantageux ; ils faisaient des contrats comme des ouvriers, et se partageant en différents corps, ils se soumettaient à celui d’entre eux qui par sa bravoure, sa prudence, son expérience savait à tort ou à raison leur inspirer de la confiance. Ce chef se louait lui-même à des princes, à des villes, à quiconque avait besoin de lui. Tout reposait sur un individu énergique, violent, qui ne reconnaissait aucune entrave, aucune condition, et qui en faisant les affaires des autres, n’oubliait pas ses propres intérêts. Le résultat bizarre mais naturel de cette organisation, c’était que les armées opposées n’étaient pas ennemies les unes des autres ; les soldats avaient déjà servi souvent dans les rangs de leurs adversaires, ils espéraient y servir encore ; aussi on ne se battait pas à mort, on cherchait à faire reculer, fuir, ou à prendre l’ennemi. Beaucoup de combats étaient purement apparents, et l’histoire nous a transmis le récit de beaucoup de campagnes heureusement commencées qui se terminèrent par des défaites volontaires. Tous les projets étaient ainsi compromis ; on traitait les prisonniers avec grande bienveillance ; chaque capitaine pouvait donner la liberté à ceux qui se rendaient à lui. Dans l’origine, on n’avait sans doute protégé que de vieux camarades de guerre, engagés par hasard au service d’un ennemi ; mais l’usage se généralisa, les officiers délivraient les prisonniers sans la permission du général, le général sans la permission du prince. Cette insubordination produisait comme toujours un effet déplorable, et la guerre entreprise manquait complètement son but. Le condottiere, en servant son prince, travaillait en même temps à gagner autant de richesses, de puissance, d’influence qu’il lui était possible, car il espérait, comme tant d’autres l’avaient fait, changer un jour sa vie aventureuse de souverain militaire contre la vie paisible de souverain territorial ; de là, entre lui et les princes qu’il servait, de la défiance, des discussions, des inimitiés, des haines profondes.

Que l’on se représente maintenant le comte Carmagnola comme un de ces héros à louer, ayant de grands projets, mais manquant tout à fait de l’art de la dissimulation, de la condescendance apparente, des manières insinuantes nécessaires pour arriver à ses fins, et ne pouvant un seul instant démentir la vivacité rétive et opiniâtre de son caractère ; on pressent la lutte qui doit s’enga-