Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/433

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les tragédies, tout ce qui nous est parvenu de vraie poésie, tout ne respire qu’anachronismes ; ils sont la vie même de ces œuvres ; il n’y a pas une scène qui ne fasse quelque emprunt à la vie contemporaine pour être saisissable, je dirai plus, pour être supportable ; et nous n’avons pas agi autrement dans ces derniers temps avec le moyen âge ; c’était son masque, et non pas lui-même, qui paraissait partout dans l’art et dans la vie. Si Manzoni s’était convaincu plus tôt de cet inaliénable droit du poëte, de transformer à son gré la mythologie et de changer l’histoire en mythologie, il ne se serait pas donné tant de peine pour trouver une base historique parfaitement solide aux détails de ses poëmes. Sa nature d’esprit, son caractère l’ayant porté et forcé à agir ainsi, il en est résulté un genre de poésie que l’on peut dire unique ; il a écrit des œuvres que personne n’imitera. En effet, par les études spéciales qu’il a faites de ce temps, par la peine qu’il a prise pour se le rendre bien clair et voir avec certitude la situation du pape et de ses Latins, des Lombards et de leur roi, de Charlemagne et de ses Francs, par l’examen auquel il s’est livré de ces races, éléments d’origine diverse que les jeux de l’histoire ont tour à tour mêlés, confondus et choqués les uns contre les autres, l’imagination du poète s’est remplie d’une telle richesse de tableaux, et dans son travail de création elle a procédé avec tant de fermeté, que l’on ne peut découvrir un seul vers qui soit vide, un seul trait qui manque de précision, un seul pas qui soit fait au hasard et sans une raison particulière. En un mot, il a écrit une œuvre rare, digne du meilleur accueil ; on doit le remercier de tout ce qu’il a fait, et aussi de la manière dont il l’a fait, car on n’aurait jamais pu, avant lui, demander à personne de donner à une tragédie la forme et le fond qu’il a donnés à la sienne. Je ne veux pas développer ces idées, c’est assez de les avoir indiquées au lecteur qui pense. Remarquons seulement qu’il a réussi surtout à rendre présent le passé dans les morceaux lyriques, qui sont son vrai domaine. — L’histoire est le fond des plus grandes poésies lyriques. Que l’on essaye d’enlever aux odes de Pindare l’élément historique et mythologique, on leur ôtera toute leur vie intime. Les poésies lyriques modernes penchent toutes vers l’élégie ; elles se plaignent de tout ce qui manque à l’homme, pour que l’on ne s’aperçoive pas de ce qui leur manque à elles-mêmes. Pourquoi Horace renonce-t-il à imiter Pindare ? Il ne faut pas l’imiter, mais un vrai poëte qui saurait comme lui célébrer et louer, qui comme