Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/439

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son activité au dehors d’elle-même sur toutes les parties de l’univers. C’est dans une grande et noble époque que le poëte vivait ; il nous a montré avec une grande sérénité la culture de son esprit ; elle est poussée souvent jusqu’à l’excès, mais il n’agirait pas si fortement sur nous, s’il ne s’était pas mis au niveau de son siècle si riche d’activité. Personne n’a dédaigné plus que lui l’exactitude matérielle du costume ; en revanche, il connaît dans la perfection tous les masques divers que prend l’âme humaine ; à ce point de vue, le costume de toutes les nations et de tous les temps est le même. On dit qu’il a très-bien peint les Romains : je ne trouve pas ; ses Romains sont, de la tête aux pieds, de vrais Anglais ; mais ce sont des hommes, de vrais hommes, et, par conséquent, la toge romaine qu’il jette sur eux leur va parfaitement. Si l’on se place une fois pour toutes à ce point de vue, on trouvera que ses anachronismes méritent des éloges, et ce sont précisément ces fautes de costume matériel qui donnent tant de vie à ses œuvres.

Je n’ai pas le moins du monde, par ces quelques mots, fait sentir la valeur du génie de Shakspeare ; ses amis et ses admirateurs sauront ajouter ce que j’omets. Une remarque cependant : où trouver un poëte qui sache, comme lui, au fond de chacune de ses œuvres, déposer une idée différente agissant sur tout l’ensemble ? Ainsi, à travers tout le Coriolan, on sent circuler un sentiment de colère, inspiré par la résistance que met le peuple à reconnaître la supériorité de ceux qui sont au-dessus de lui. Dans Jules César, tout se rapporte à une autre idée : les premiers citoyens de l’État ne veulent pas voir envahir l’autorité suprême, parce qu’ils s’imaginent faussement pouvoir exercer une influence sur la république. Dans Antoine et Cléopâtre, mille voix nous répètent sans cesse que la jouissance et l’action sont incompatibles. Chaque pièce, ainsi examinée, nous donnerait un nouveau sujet d’admiration.


SHAKSPEARE COMPARÉ AVEC LES ANCIENS ET LES CONTEMPORAINS.


C’est dans les limites de ce monde que résident les idées qui animaient la grande âme de Shakspeare ; les prophéties, la démence, les rêves, les pressentiments, les signes miraculeux, les fées, les gnomes, les spectres, les monstres, les sorciers, les enchanteurs, forment bien un élément magique qui, à certains