Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/475

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rai-je moitié sérieusement, moitié en plaisantant, la différence essentielle entre la tragédie et la comédie de cette esthétique judaïque.

Œdipe à Colone offre un exemple frappant de cette Katharsis : un homme qui n’est qu’à demi coupable se voit, à cause de son tempérament démoniaque, de la vivacité excessive de son caractère, et de la grandeur même de son âme, entraîné avec les siens dans d’affreuses et irréparables calamités ; il est la proie de l’insondable destin, et cependant, au dénoûment, tout s’apaise, tout s’expie : Œdipe devient un être divin, et un pays tout entier lui rendra un culte comme à un protecteur céleste.

Là aussi se trouve l’origine de cet autre principe du grand maître : « Le héros de la tragédie ne doit être ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocent. » En effet, s’il était trop coupable, l’expiation serait seulement matérielle, et un coquin, un meurtrier à qui l’on verrait, au dénoûment, accorder son pardon, paraîtrait n’avoir échappé qu’aux châtiments de la justice vulgaire. — Si au contraire le héros est tout à fait pur, toute expiation est impossible ; le destin ou les hommes qui auraient causé ses malheurs sembleraient par trop injustes.

En cette circonstance comme en toute autre, je ne veux pas m’engager dans une polémique ; cependant je dois indiquer comment on avait tâché d’expliquer ce passage (quand on supposait que la tragédie devait purger l’âme du spectateur de certaines passions). — Aristote a dit dans sa Politique que la musique peut servir à l’éducation morale ; de même que dans les fêtes orgiaques les âmes violemment excitées sont apaisées par des saintes mélodies, de même les autres passions peuvent être calmées par la musique : je ne nierai pas qu’il s’agit ici d’une idée analogue, mais je nie que les deux idées soient identiques. Les effets produits par la musique sont plus matériels ; la Fête d’Alexandre, de Haendel, nous le montre et nous le voyons aussi à tous les bals ; après une Polonaise, où les danseurs n’ont pensé qu’à déployer une élégance pleine de réserve, les accents d’une valse entraîneront tout à coup toute la jeunesse à une espèce de délire bachique. — La musique, pas plus que tout autre art, n’a d’influence sur la moralité ; c’est toujours une illusion de vouloir lui demander des résultats de ce genre. La philosophie et la religion peuvent seules exciter en nous la piété et le sentiment du devoir ; les arts ne produiront ces effets que par hasard. Ce qu’ils peuvent faire, ce qu’ils font, c’est adoucir la