Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/497

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que la nature humaine ne puisse jamais concilier en elle-même ce différend. Continuons cependant à exposer les deux systèmes. Le savant qui analyse a besoin d’une perspicacité si subtile, d’une attention si persévérante et si soutenue, d’une telle habileté à saisir les plus petits détails, à apercevoir les plus petites nuances dans la forme des organes, et d’une telle lucidité intellectuelle pour bien déterminer ces différences, qu’on ne peut trop lui reprocher d’être fier de son travail et de considérer cette manière d’étudier la nature comme la seule qui soit sérieuse, solide et exacte. Il n’est pas disposé à partager la gloire ainsi acquise avec un savant qui, en apparence, a simplifié et facilité de beaucoup le travail, et qui veut atteindre rapidement un but que l’on ne touche qu’à force de fatigues, de peines, d’assiduité et de persévérance. Le savant qui part de l’idée croit de son côté pouvoir être fier d’être arrivé à une large conception, sous laquelle doivent venir peu à peu se ranger et s’ordonner toutes les expériences ; il vit avec la pleine certitude que chaque fait isolé viendra confirmer la vérité générale qu’il a exprimée d’avance. À un esprit animé de pareilles convictions, nous devons pardonner aussi un peu d’orgueil et un vif sentiment de ses mérites ; nous devons comprendre qu’il ne cède pas et surtout qu’il ne se résigne pas à supporter un certain dédain que le parti adverse lui témoigne assez souvent, avec mesure, il est vrai. Le dissentiment ne peut pas arriver à une transaction, et voici, je crois, la raison. Cuvier, dans ses analyses, ne s’occupe jamais que de faits faciles à saisir ; il a toujours ses preuves sous la main ; il ne propose aucune vue en dehors des habitudes ordinaires, jamais ses paroles ne touchent au paradoxe ; il doit donc avoir pour lui beaucoup de partisans, et même l’ensemble du public. Son adversaire, au contraire, est presque toujours comme un solitaire, car il n’est pas constamment d’accord avec ceux même qui le défendent. Cet antagonisme se renouvellera, parce qu’il se forme sans cesse dans la science des éléments nouveaux qui ne peuvent se toucher sans produire une explosion : ordinairement cette discorde s’élève entre des individus que sépare le lieu de naissance, ou l’âge, ou quelque autre circonstance de ce genre. La querelle actuelle a cela de curieux qu’elle est née entre deux hommes du même âge, qui ont vécu longtemps côte à côte, se tolérant et se rendant service mutuellement, et qui, malgré la plus grande bienveillance, ont été amenés cependant à une rupture publique.