Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/73

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l’amour engendre l’amour, et pour celui qui est aimé, le gouvernement est un poids léger. En troisième lieu, il était supérieur à son entourage. Quand dix voix lui avaient donné leur avis sur un sujet, il en entendait une onzième, la meilleure de toutes, la sienne. Les insinuations étrangères coulaient sur lui sans le toucher, et il n’était pas facile de l’amener à commettre quelque acte indigne d’un prince, en lui faisant repousser un homme de mérite rendu suspect, et favoriser un coquin bien recommandé. Il voyait tout lui-même, jugeait lui-même, et dans tous les cas trouvait en lui-même la base la plus sûre. Avec cela, c’était une nature silencieuse, et chez lui l’acte suivait la parole. »

« — Combien je regrette, dis-je, de n’avoir guère connu de lui que son extérieur ; mais cet extérieur même m’a laissé une profonde impression. Je le vois toujours, lorsque, dans son vieux droschki, avec son manteau bleu usé, sa casquette militaire, fumant un cigare, il partait à la chasse, entouré de ses chiens favoris. Je ne l’ai jamais vu dans une autre voiture que dans ce vieux droschki, qui n’avait jamais plus de deux chevaux. Un attirail de six chevaux, des habits avec des décorations ne paraissent pas avoir été beaucoup de son goût. »

« — Le temps de ces choses-là est passé pour presque tous les princes. — Il s’agit de savoir aujourd’hui ce qu’un homme pèse dans la balance du monde ; tout le reste est vanité. Un habit avec des décorations, une voiture à six chevaux n’imposent plus qu’à la masse la plus grossière, et encore ? Ce vieux droschki du grand-duc tenait à peine sur ses ressorts. Quand on allait dans sa voiture avec lui, on avait à supporter de damnés sauts !… Mais cela lui convenait. Il n’aimait pas les dou-