Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/75

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(c’est l’élancé, aux longs membres effilés) s’était commodément étendu au pied d’un arbre et fredonnait des chansonnettes. De l’autre côté, dans une petite hutte pareille, le duc était couché et dormait d’un profond sommeil. Moi-même, j’étais assis devant, près des charbons enflammés, dans de graves pensées, regrettant parfois le mal qu’avaient fait çà et là mes écrits. Encore aujourd’hui Knebel et Seckendorf ne me paraissent pas mal dessinés du tout, ainsi que le jeune prince, alors dans la sombre impétuosité de sa vingtième année :

« La témérité l’entraîne au loin ; aucun rocher n’est pour lui trop escarpé, aucun passage trop étroit ; le désastre veille auprès de lui, l’épie et le précipite dans les bras du tourment ! Les mouvements pénibles d’une âme violemment tendue le poussent tantôt ici, et tantôt là ; il passe d’une agitation inquiète à un repos inquiet ; aux jours de gaieté, il montrera une sombre violence, sans frein, et pourtant sans joie ; abattu, brisé d’âme et de corps, il s’endort sur une couche dure… »

« C’est absolument ainsi qu’il était ; il n’y a pas là le moindre trait exagéré. Mais le duc avait su bientôt se dégager de cette période orageuse et tourmentée, et parvenir à un état d’esprit plus lucide et plus doux ; aussi, en 1785, à l’anniversaire de sa naissance, je pouvais lui rappeler cet aspect de sa première jeunesse. Je ne le cache pas, dans les commencements, il m’a donné bien du mal et bien des inquiétudes. Mais son excellente nature s’est bientôt épurée, et s’est si parfaitement façonnée que c’était un plaisir de vivre et d’agir en sa compagnie. »

« — Vous avez fait, seuls ensemble, un voyage en Suisse, à cette époque ? »