Page:Eckermann - Conversations de Goethe, t2, trad. Délerot.djvu/94

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prose, chacune en un acte. L’une est très-gaie et finit par un mariage, l’autre est terrible, émouvante, et le dénoûment amène deux morts. Celle-ci remonte au temps de Schiller, et, sur mon avis, il avait déjà écrit une scène. J’ai longtemps médité les deux sujets, ils me sont parfaitement présents, et je voudrais les dicter tous deux dans l’espace de huit jours, comme je l’ai fait pour mon Citoyen général. »

« — Faites-le, dis-je, écrivez les deux pièces ; après les Années de voyage ce sera un rafraîchissement pour votre esprit ; cela vous fera l’effet d’une petite excursion. Quelle joie dans le monde si, ce que personne n’attend plus, vous faisiez encore quelque chose pour le théâtre ! »

« — Je vous le répète, continua-t-il, si les Genast restent ici, je ne suis pas sûr de ne pas vous jouer ce tour. Mais, sans eux, je n’aurais pas de plaisir à écrire, car une pièce de théâtre sur le papier, ce n’est rien du tout. Le poëte doit connaître les moyens qu’il mettra en œuvre ; il faut qu’il calque ses rôles sur les personnes qui doivent les jouer. Si je peux compter sur Genast et sur sa femme,

    son rôle à la main, et au lieu de réciter, il lut. À peine commençait-il que l’on entendit Goethe, de sa loge au fond du parterre, s’écrier : « Je ne suis pas habitué à voir lire les rôles !… » Unzelmann s’excusa, en disant que sa femme était malade depuis plusieurs jours, et qu’il n’avait pas eu le temps d’apprendre. — « Le jour a vingt-quatre heures, en comptant la nuit !… » dit Goethe. — Unzelmann s’avança vers la rampe et dit : « Votre Excellence a parfaitement raison ; en comptant la nuit, le jour a vingt-quatre heures, mais si l’homme d’État et le poëte ont besoin du repos de la nuit, il en est de même pour le pauvre comédien, obligé souvent de débiter des plaisanteries pendant que le cœur lui saigne. Votre Excellence sait que je remplis toujours mes devoirs ; aujourd’hui je suis excusable. » — Cette réponse hardie étonna tout le monde, et après qu’elle eut été faite, on restait silencieux, attendant ce qui allait se passer. Après un instant, on entendit de nouveau la voix puissante de Gœthe : « Bien répondu ! continuons !… » (Die Antwort passt ! Weiter !)