Page:Edgar Poe Arthur Gordon Pym.djvu/148

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chance de plus contre moi. Je rassemblai toute mon énergie, et je tendis les lots à Auguste. Il tira immédiatement le sien et se trouva également libre ; et maintenant, que je dusse vivre ou mourir, les chances étaient précisément égales. En ce moment, toute la férocité du tigre s’empara de mon cœur, et je sentis contre Parker, mon semblable, mon pauvre camarade, la haine la plus intense et la plus diabolique. Mais ce sentiment ne dura pas, et à la longue, avec un frisson convulsif et les yeux fermés, je tendis vers lui les deux esquilles restantes. Il s’écoula bien cinq bonnes minutes avant qu’il pût se résoudre à tirer la sienne, et, durant ce siècle d’indécision à déchirer le cœur, je n’ouvris pas une seule fois les yeux. Enfin un des lots fut vivement tiré de ma main. Le sort était décidé, mais je ne savais pas s’il était pour ou contre moi. Personne ne disait mot, et je n’osais pas éclaircir mon incertitude en regardant le morceau qui me restait. À la fin, Peters me saisit la main, et je m’efforçai de regarder ; mais je vis tout de suite, à la physionomie de Parker, que j’étais sauvé et qu’il était la victime condamnée. Je respirai convulsivement, et je tombai sur le pont sans connaissance.

Je revins à temps de mon évanouissement pour voir le dénoûment de la tragédie et assister à la mort de celui qui, comme auteur de la proposition, était, pour ainsi dire, son propre meurtrier. Il ne fit aucune résistance, et, frappé dans le dos par Peters, il tomba mort sur le coup. Je n’insisterai pas sur le terrible festin qui s’ensuivit immédiatement : ces choses-là, on peut se les figurer, mais les mots n’ont pas une vertu suffisante pour frapper l’esprit