Page:Eekhoud - Kermesses, 1884.djvu/181

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Les grenouilles ragaillardies par l’ondée sortaient de la cannaie et plongeaient dans les flaques. À mesure que tombaient les ténèbres, toutes les haleines de la campagne pâmée, les friselis de la feuillée et de l’herbe se fondaient en une musique assoupissante. Une cigogne craquetait dans le lointain vers le Mont-des-Cigales. La veille, L’orage avait rompu un peuplier, l’arbre gisait en travers du sentier et semblait barrer le chemin à quelqu’un qui devait venir de ce côté.

— Allons, dit-il plus sérieux et d’une voix moins assurée que de coutume, bonsoir, monsieur, et merci de votre bon avis. Mais je n’ai jamais saigné du nez !

Et il enjamba l’arbre encroué.

Je restai en-deçà et je le considérai si attentivement, avec une absorption tellement intense que jamais son image n’a pâli dans mon souvenir.

Par quelle étrange correspondance ce jeune fou, ce débauché généralement assez trivial, revêtait-il à mes yeux un caractère presque hiératique ? Un moment il se retourna et je ne vis plus en lui l’ancien sous-officier de cavalerie. Son visage affiné, frappé en plein par une suprême fragrance du couchant, prenait une expression grave et souffrante. Son ample tablier de bisonne le drapait comme la tunique d’un lévite, sa casquette le coiffait comme un de ces bonnets des antiques sacrificateurs, et l’adieu qu’il m’envoya de la main s’emplissait d’une tragique majesté.

En même temps, le triste craquètement de la cigogne reprenait. Et mon cœur se crispait comme je songeais à la superstition du paysan qui voit dans ce grand oiseau