Page:Eekhoud - Kermesses, 1884.djvu/21

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dissimula ; elle connaissait les siens et savait que la moindre imprudence la séparerait de l’apprenti. Elle joua l’indifférence, renchérit même sur la froideur et le dédain de ses sœurs. Elle l’aimait follement d’un amour jaloux et cuisant, avec l’espoir vague, lointain, de la possession. Au début, elle essaya de se tromper sur la nature de son sentiment, elle ne voulut s’avouer, l’inconsciente, qu’une sorte de tendresse maternelle. Mais l’intensité de cette sympathie rendait toute méprise impossible. Cependant, elle rusa si bien que Baut lui-même ne put se douter de cette passion.

Elle prit plaisir à le contempler à la dérobée, à épier ses mouvements lorsqu’il travaillait, à se répéter la caresse chaude et le timbre cuivré de ses rares paroles. Elle en devint puérile comme une toute petite fille, au point d’approcher avidement de ses lèvres, lorsqu’elle se savait seule, les bardes et les guenilles sur lesquelles le bienvoulu avait peiné.

Les soirs de répétition de l’Entre-Nous, l’affluence des consommateurs réclamait le concours de toute la maisonnée. Tandis que Klaes, l’impotent, faisait gémir les pompes à bière, les trois sœurs allaient et venaient, portant sur des plateaux d’étain les verres de « brune » et de « blonde ». Lusse se multipliait, passait légère et preste entre les tablées, derrière les rangs des musiciens. Mais son accortise manifeste pour tous ces lurons ne visait que le plus silencieux de la bande, le petit Baut, occupant en sa qualité de soliste un des coins du carré formé par les pupitres autour du billard. Il était presque acculé au comptoir et si la mâtine