Page:Eekhoud - Kermesses, 1884.djvu/75

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ressemblait au fond des tableaux de Rembrandt ; du moins c’est ainsi que je me représente aujourd’hui ce clair-obscur mordoré. Pour mieux me faire admirer ses bêtes, il les talonnait d’un coup de pied. Elles se dressaient, indolentes, en rechignant à leur manière. Il me disait leurs noms et leurs qualités. Cette grande noire avec cette tache blanche entre les yeux, c’était Lottekè ; cette grosse goulue ruminant les premiers trèfles, s’appelait la Blanche. Jan m’encourageait à les flatter de la main. Elles battaient de leurs cornes les poteaux qui les séparait entre elles. C’étaient d’admirables laitières, me disait le garçon. J’en comptai jusqu’à six. Une odeur de lait fort chargeait l’atmosphère chauffée par cette grasse animalité. Jan me promettait de m’emmener aux champs avec lui, lorsque nous habiterions le village. Je travaillerais la terre et deviendrais un vrai paysan, un boer comme lui. Boer Jorss, m’appelait-il en riant. Moi, je prenais très au sérieux cette perspective de rusticité absolue ; je contemplais avec admiration la haute stature, l’apparence vigoureuse, sans disgrâce, de ce jeune rural. Ainsi je me développerais à mon tour, pensais-je. Une destinée semblable à la sienne m’attendait ! Cela vaudrait mieux que de porter frac et chapeau noir, de pâlir et de s’enfiévrer sur des livres et des cahiers, et de ne rien voir de la nature du bon Dieu que ce qu’en montre la banlieue : des végétations rudérales et un coin de ciel entre des toits lépreux ! Il me conduisit aussi au courtil, un enclos oblong, aux chemins régulièrement tracés, plantés de tourne-sol, de pivoines et de roses trémières. Les plates-bandes étaient bordées de fraisiers