Page:Eekhoud - Kermesses, 1884.djvu/80

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Pour toute réponse, il m’attira à lui, me saisit la tête à deux mains et me regarda longuement, ses yeux plongeant dans les miens ; puis il m’embrassa, s’efforça de sourire et me dit :

— Ce n’est rien. Je me porte bien, n’est-ce pas ? Aussi, pourquoi la famille me trouble-t-elle par ses recommandations ?… Ma parole, ils me feraient peur avec leurs figures allongées et leurs visites continuelles… Aujourd’hui au moins j’échappe à ces persécutions… Nous sommes deux… Libres ! Bientôt nous le serons pour toujours !

Malgré ce retour, une indicible angoisse me poignait et je ne faisais aucun effort pour me dérober à cette influence que je devinai provenir de sympathiques correspondances. À mon ivresse se mêlait déjà comme un regret. Et cette ravissante après-midi avait la suggestion navrante des choses qui ont été et qui ne se représenteront jamais… jamais plus.

Je m’étais jeté à son cou sans répondre autrement à ses dernières paroles. Il fallait un mutuel effort pour nous arracher à ce silence ; aucun ne fit cet effort. Au loin, l’orgue dissonnait toujours comme s’il avait eu, lui aussi, des sanglots dans la voix.

Cela dura longtemps ; jusqu’au baisser du jour.

— N’est-il pas l’heure de partir, monsieur ?

Yana nous réveillait. Père se leva sans rien dire et, ma main toujours dans la sienne, nous cheminâmes à travers la campagne morne où le crépuscule faisait flotter des formes fantastiques. À quelque cent mètres de la maisonnette, il se retourna et me fit contempler