Page:Eliot - Middlemarch, volume 2.djvu/140

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Dorothée s’arrêta un moment, son imagination l’avertissant tout à coup de ne pas s’engager dans l’histoire de la tante Julia.

— Je pensais que vous aimeriez certainement à avoir cette image comme un souvenir de famille.

— Pourquoi cela, quand je n’ai rien d’autre ? Un homme, qui, pour tout bien n’a que sa valise, doit conserver ses souvenirs dans sa tête.

Will parlait au hasard, se laissant aller à sa violence naturelle ; c’était aussi par trop exaspérant de se voir en ce moment offrir le portrait de sa grand’mère. Mais pour Dorothée ces paroles eurent une signification particulière. Elle se leva et dit d’une voix qui trahissait un sentiment d’indignation et de fierté :

— Vous êtes de beaucoup le plus heureux de nous deux, monsieur Ladislaw, de ne rien avoir.

Will tressaillit. Quel que fût le sens de ces paroles, le ton dont elles avaient été prononcées semblait le congédier. Quittant la table où il s’appuyait, il fit quelques pas vers elle. Leurs yeux se rencontrèrent mais avec une étrange gravité et comme s’interrogeant l’un l’autre. Quelque chose tenait leurs cœurs à distance, et chacun ne pouvait que conjecturer ce qui se passait chez l’autre. Jamais Will n’avait réellement songé qu’il pût avoir un droit d’héritage à la propriété de Dorothée, et il eût fallu tout un récit pour lui faire comprendre le sentiment qui animait présentement mistress Casaubon.

— Je n’avais jamais senti jusqu’à ce moment que ce fût un malheur de ne rien avoir. Mais la pauvreté peut être aussi affreuse que la lèpre, quand elle nous sépare de ce que nous aimons le plus au monde.

Ces mots pénétrèrent jusqu’au cœur de Dorothée et l’adoucirent. Elle reprit d’un ton de triste sympathie :

— Le chagrin vient de tant de façons différentes ! Il y