Page:Elzenberg - Le Sentiment religieux chez Leconte de Lisle, 1909.djvu/185

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Un effet semblable, en des proportions colossales, se retrouve dans Qaïn : rien de plus brutalement matériel, de plus irréligieux que la description du monde où se joue ce drame surnaturel. Ailleurs, c’est dans les mythes même de la religion que le poète retrouve sa propre pensée pessimiste, comme c’est le cas pour la Légende des Nornes ; mais ce qui achève cette impression d’irréalité, c’est l’opposition perpétuelle entre des religions qui se suivent ou se combattent, s’annulant pour ainsi dire l’une l’autre et ne laissant pas de répit au lecteur, toujours rejeté sur le néant. Il n’y a que Leconte de Lisle qui donne cette sorte d’impression, parfois formidable. Dans l’Épée d’Angantyr[1], la fille du héros vient sur le tombeau de son père et le conjure de lui répondre ; et, en effet, la voix du mort qui « dort son muet sommeil » monte « du fond de la nuit noire » :


Mon enfant, mon enfant, pourquoi hurler dans l’ombre,
Comme la maigre louve au bord des tombeaux sourds ?
La terre et le granit pressent mes membres lourds,
Mon œil clos ne voit plus que l’immensité sombre,
Mais je ne puis dormir si tu hurles toujours.


Nuit, sommeil, immensité sombre : c’est la mort telle que l’entend Leconte de Lisle ; et c’est seule-

  1. Poèmes barbares, p. 73.