Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/111

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production d’un tel livre, pourquoi et surtout comment il est né.

Et maintenant je commence la démonstration du théorème que j’ai posé au début de cet article.

Dans sa jeunesse, Victor Hugo fut un enfant prodige, un rhétoricien habile et puissant. Il écrivit ses Odes beaucoup avec sa tête, presque point avec son cœur. Il s’annonçait ainsi comme un rude dompteur de mots, comme un versificateur colossal qui tirait des figures de rhétorique de surprenants effets. Déjà perçaient, dans ces jeunes œuvres académiques, l’amour de l’énorme, le continuel besoin de l’infiniment petit et de l’infiniment grand ; il y avait de l’effarement en germe dans ces beaux vers froids et sonores, qui frissonnaient par instants. Depuis ces premières œuvres, le poète a grandi dans le sens qu’elles indiquaient. Je le comparerais volontiers à un homme qui resterait pendant vingt années les yeux fixés sur le même horizon ; peu à peu, il y a hallucination, les objets s’allongent, se déforment ; tout s’exagère et prend de plus en plus l’aspect idéal que rêve l’esprit éperdu. On peut suivre, dans les trente volumes qu’il a publiés, le chemin qu’a suivi Victor Hugo pour aller de certaines pièces des Odes à certaines pièces des Contemplations, Je ne puis malheureusement faire ici ce travail instructif ; je me contente de constater que le poète, ou plutôt le prophète d’aujourd’hui, est le produit direct de l’enfant et de l’homme d’hier. Il n’y a pas eu de secousses ; l’esprit s’est lentement développé et a parcouru la route qu’il devait fatalement parcourir.