Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/130

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moi, ayant toute la réalité de l’histoire et tout le merveilleux de la légende : elle irrite ma raison, exaspère ma curiosité.

Plus loin dans les âges, se dresse une autre grande figure, celle de tout un peuple, maintenant endormi dans le silence du désert ; cette figure, chaque fois qu’elle s’est levée devant mon imagination, a éveillé mes désirs de science sans jamais les satisfaire ; elle est restée voilée, immobile, souriant mystérieusement, un doigt sur la bouche. L’Égypte est une de ces énigmes du passé dont je cherche le mot avec désespoir. Je sais que nos savants et nos romanciers prétendent avoir levé les voiles de la déesse, nous l’avoir rendue réelle et vivante. Je me défie beaucoup des romanciers, parce que je suis leur confrère et que je connais nos licences dans les descriptions ; je crains les savants qui ne s’accordent pas entre eux et qui tiraillent ma raison et ma foi en tous sens.

J’ai lu des récits de poètes sur cette terre aujourd’hui silencieuse, et je me suis dit avec méfiance que c’était là de belles pages, trop fines et trop poétiques ; j’ai feuilleté de doctes ouvrages, très épais et très graves, traduisant et interprétant les monuments et les inscriptions, et je me suis dit, avec non moins de méfiance, que c’était là la lettre morte, le cadavre disséqué et méconnaissable de l’Égypte. Ce qui m’échappe est justement ce que je voudrais connaître : la physionomie, le degré exact de civilisation, les mœurs vraies de ce peuple si raffiné et si malade déjà de science et de progrès, aux premiers pas de l’humanité. Je suis