Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/150

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uniformes, sans aucune cassure qui égaye le regard. En somme, beaucoup de talent et pas assez de défauts.

Le salon n’est autre que l’œuvre que nous allons visiter ensemble : les Moralistes français, par M. Prévost-Paradol. Les médaillons portent, en lettres d’or, sur leurs cadres noirs, les noms de Montaigne, la Boétie, Pascal, la Rochefoucauld, la Bruyère, Vauvenargues.

Je vais de médaillon en médaillon. Chacun de ces visages me retient longtemps, éveillant dans ma tête un monde de réflexions. Je songe que la sagesse française est là, la sagesse officielle et dûment reconnue. Un frisson me glace à la pensée de tant de folie. Quel est le septième moraliste qui viendra juger ceux-ci et les convaincre de néant ? Ils sont là, indifférents ou passionnés, simplement curieux des misères de Dieu et des hommes, ou secoués eux-mêmes par les horreurs de la vie ; ils nous ont regardé passer, nous tous qui vivons de l’existence commune, nous jetant des paroles de dédain ou d’amitié ; et, avec leur immense talent, ils n’ont réussi qu’à se montrer nos dignes frères. La vérité n’a pas fait un pas, leurs œuvres ne sont que de brillantes théories, de beaux morceaux de style qui tiennent en joie les lettrés. L’humanité, dans ces hommes exceptionnels, semble se révolter contre son ignorance ; les autres hommes font galerie et regardent les transports de ces fous qui se fâchent de ne pas comprendre ; puis, tout s’apaise, personne n’a compris, et cependant un nouveau venu risquera demain ses os sur la place publique et se donnera en spectacle à la foule.