Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/155

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grassement dans le doute et y trouve une santé morale ; il s’y étale avec complaisance, y fait avec amour des miracles d’équilibre. Jamais le gouffre sur lequel il se trouve suspendu, ne lui arrache un cri d’effroi parti du cœur ; il a l’âme ainsi faite que la foi ou que la négation serait pour lui une souffrance, et qu’il se trouve seulement à l’aise dans un éternel balancement entre ces deux points opposés. Nous verrons tout à l’heure l’effet du doute dans l’âme de Pascal ; ce qui a fait la santé de l’auteur des Essais, a fait la mort de l’auteur des Pensées, Je ne puis ni ne veux donner ici une étude du génie de Montaigne ; M. Prévost-Paradol, pour la centième fois peut-être, vient de refaire cette étude avec une grande souplesse de style et de pensée. Je désire seulement, restant au point de vue où je me suis placé dans cet article, dire quelle me paraît devoir être l’influence des Essais sur l’esprit des lecteurs. Cette influence est à la fois très faible et très forte, bonne et mauvaise. On lit les Essais sans éprouver de grands troubles intérieurs ; l’allure calme, la tranquillité du moraliste, son indifférence suprême laissent en paix votre âme que pourrait effrayer la hardiesse de ses opinions. De là provient le charme pénétrant de Montaigne ; on devient peu à peu familier avec lui ; on aime à le rencontrer souvent, on sait que sa conversation n’aura rien d’amer, et qu’il parlera avec une audace extrême, sans cependant élever la voix et sans paraître souffrir les maux dont il vous entretiendra ; son excellente santé morale en fait un ami d’un commerce facile et agréable. Mais