Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/173

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compose ainsi une pièce qui fait hausser les épaules aux hommes du métier, une pièce toute franche, toute maladroite. Je vous demande un peu l’effet que va produire une pareille œuvre devant le public dont je parlais tantôt. Je suis certain que le drame tombera à plat, et que le malheureux auteur servira pendant un mois aux gorges chaudes de la France entière.

Et cependant, absolument parlant, quelle sera l’œuvre forte et originale, de l’œuvre habile ou de l’œuvre vraie ? Je l’ai dit, j’ai tellement foi dans la réalité, que par instants je me prends à espérer, comme M. de Girardin, qu’une action logique et franche pourra, à un moment donné, saisir la foule à ce point qu’elle lui fera oublier son culte pour le convenu et le banal. Ce jour-là, les gens habiles seront vaincus ; ils n’auront plus la suprême ressource de répondre à ceux qui les accuseront de banalité : « Nous sommes bien forcés de contenter le public, nos défauts sont ceux de la foule et non les nôtres. » On leur répondra que ce sont eux qui maintiennent le théâtre dans la routine, en se laissant, crainte d’une chute, guider par le public au lieu de le guider.

Lorsque les hommes pratiques déclarent une pièce dangereuse, il faut entendre qu’elle peut être sifflée. On ne dit point qu’elle ne soit pas vraie, qu’elle manque de talent. On dit simplement : « Elle est dangereuse, » et on se hâte de la rendre innocente, de la museler, de la mettre à la dernière mode, afin que