Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/191

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ce monde, il est vrai, est factice parfois ; le soleil ne s’y joue pas librement ; on étouffe dans cette foule où l’air manque ; mais il s’en échappe des cris de passion, des sanglots et des rires d’une telle vérité humaine, que l’on croit avoir devant soi des frères en douleur et que l’on pleure avec eux.

Ayant à examiner aujourd’hui les œuvres d’un écrivain dont le nom a acquis, dans ces derniers temps, une juste renommée, je crois devoir m’inquiéter, avant tout, du monde qu’il a créé. J’espère que cette méthode critique m’aidera puissamment à communiquer au public les résultats de mon analyse, à lui faire connaître dans son entier le talent que j’ai à juger.

Le monde d’Erckmann-Chatrian est un monde simple et naïf, réel jusqu’à la minutie, faux jusqu’à l’optimisme. Ce qui le caractérise, c’est tout à la fois une grande vérité dans les détails purement physiques et matériels, et un mensonge éternel dans les peintures de l’âme, systématiquement adoucies. Je m’explique.

Erckmann-Chatrian n’a pas écrit de romans, si on entend par ce mot une étude franche et hardie du cœur humain. La créature chez lui est une poupée faisant aller les bras et les jambes avec une merveilleuse perfection. Cette poupée sait pleurer ou sourire au moment voulu ; elle parle sa langue avec justesse, elle vit même d’une vie douce et lente. Faites défiler devant vos yeux une dizaine de ces pantins, et vous serez frappé de leur ressemblance morale. Cha-