Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/230

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dire que, dans le même pays, à deux époques différentes, il y a très probablement le même nombre d’hommes de talent et d’hommes médiocres… La nature est une semence d’hommes… Dans ces poignées de semence qu’elle jette autour d’elle en arpentant le temps et l’espace, toutes les graines ne germent pas. Une certaine température morale est nécessaire pour que certains talents se développent ; si elle manque, ils avortent. Par suite, la température changeant, l’espèce des talents changera ; si elle devient contraire, l’espèce des talents deviendra contraire, et, en général, on pourra concevoir la température morale comme faisant un choix entre les différentes espèces de talents, ne laissant se développer que telle ou telle espèce, excluant plus ou moins complètement les autres. »

J’ai tenu à citer cette page entière. Elle montre tout le mécanisme du système. Il ne faut pas craindre avec M. Taine de tirer les conclusions rigoureuses de sa théorie. Il est lui-même disposé à l’appliquer avec la foi la plus aveugle, la précision la plus mécanique. Ainsi on peut poser comme corollaires : toutes les œuvres d’une même époque ne peuvent exprimer que cette époque ; deux œuvres produites dans des conditions semblables doivent se ressembler trait pour trait. J’avoue ne point oser aller jusqu’à ces croyances. Je sais que M. Taine est d’une subtilité rare, qu’il interprète les faits avec une grande habileté. C’est justement cette habileté, cette subtilité qui m’effrayent. La théorie est trop simple, les inter-