Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/68

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L’équilibre est rompu entre la matière et l’esprit.

Il serait bon de songer à ce pauvre corps, s’il en est encore temps. Cette victoire des nerfs sur le sang a décidé de nos mœurs, de notre littérature, de notre époque tout entière. Je ne veux examiner que les résultats littéraires, pour ainsi dire. Il est évident que toute œuvre étant fille de l’esprit et devant ressembler à son père, l’état de crise ou de santé paisible de l’intelligence fait l’œuvre calme ou l’œuvre passionnée. Les périodes classiques se présentent, lorsque sang et nerfs ont une égale puissance et forment ainsi des tempéraments mesurés et pondérés ; lorsque, au contraire, les nerfs ou le sang l’emporte, naissent des œuvres de belles brutes florissantes ou de fous de génie.

Étudiez notre littérature contemporaine, vous verrez en elle tous les effets de la névrose qui agite notre siècle ; elle est le produit direct de nos inquiétudes, de nos recherches âpres, de nos paniques, de ce malaise général qu’éprouvent nos sociétés aveugles en face d’un avenir inconnu. Nous ne sommes pas, vous le sentez tous, à cet âge solennel où la tragédie déclamait ses vers dans une paix un peu lourde, où la littérature entière marchait royalement, sans une révolte, sans un cri de douleur. Nous en sommes à l’âge des chemins de fer et des comédies haletantes, où le rire n’est souvent qu’une grimace d’angoisse, à l’âge du télégraphe électrique et des œuvres extrêmes, d’une réalité exacte et triste. L’humanité glisse, prise de vertige, sur la pente raide de la science ; elle a