Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/93

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quelque attention, surtout lorsqu’il mène une âme à sa perte, lorsqu’il est le nœud même du drame.

Il est permis d’aimer ou de ne pas aimer l’œuvre de MM. de Goncourt ; mais on ne saurait lui refuser des mérites rares. On trouve dans le livre un souffle de Balzac et de M. Flaubert ; l’analyse y a la pénétrante finesse de l’auteur d’Éugénie Grandet ; les descriptions, les paysages y ont l’éclat et l’énergique vérité de l’auteur de Madame Bovary. Le portrait de mademoiselle de Varandeuil, un chapitre que je recommande, est digne de la Comédie humaine. La promenade à la chaussée Clignancourt, le bal de la Boule noire, l’hôtel garni de Gautruche, la fosse commune, sont autant de pages admirables de couleur et d’exactitude. Cette œuvre fiévreuse et maladive a un charme provoquant ; elle monte à la tête comme un vin puissant ; on s’oublie à la lire, mal à l’aise et goûtant des délices étranges.

Il y a, sans doute, une relation intime entre l’homme moderne, tel que l’a fait une civilisation avancée, et ce roman du ruisseau, aux senteurs âcres et fortes. Cette littérature est un des produits de notre société, qu’un éréthisme nerveux secoue sans cesse. Nous sommes malades de progrès, d’industrie, de science ; nous vivons dans la fièvre, et nous nous plaisons à fouiller les plaies, à descendre toujours plus bas, avides de connaître le cadavre du cœur humain. Tout souffre, tout se plaint dans les ouvrages du temps ; la nature est associée à nos douleurs, l’être se déchire lui-même et se montre dans sa nudité. MM. de Goncourt