Page:Emile Zola, Mes haines - Mon salon - Edouard Manet, Ed. Charpentier, 1893.djvu/98

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nourrit ses enfants d’aliments toujours nouveaux ; elle leur offre, à chaque heure, des faces différentes ; elle se présente à eux, profonde, infinie, pleine d’une vitalité sans cesse renaissante.

Aujourd’hui, Gustave Doré en est à ce point : il a fouillé, épuisé son trésor en enfant prodigue ; il a donné avec puissance et relief tous les rêves qui étaient en lui, et il les a même donnés plusieurs fois. Les éditeurs ont assiégé son atelier ; ils se sont disputé ses dessins que la critique tout entière a accueillis avec admiration. Rien ne manque à la gloire de l’artiste, ni l’argent, ni les applaudissements. Il a établi un vaste chantier, où il produit sans relâche ; trois, quatre publications sont là, menées de front, avec une égale verve ; le dessinateur passe de l’une à l’autre sans faiblir, sans mûrir ses pensées, ayant foi en sa bonne muse qui lui souffle le mot divin au moment propice. Tel est le labeur colossal, la tâche de géant que sa réussite lui a imposée, et que sa nature particulière lui a fait accepter avec un courage insouciant.

Il vit à l’aise dans cette production effrayante qui donnerait la fièvre à tout autre. Certains critiques s’émerveillent sur cette façon de travailler ; ils font un éloge au jeune artiste de l’effroyable quantité de dessins qu’il a déjà produits. Le temps ne fait rien à l’affaire, et, quant à moi, j’ai toujours tremblé pour ce prodigue qui se livrait ainsi, qui épuisait ses belles facultés, dans une sorte d’improvisation continuelle. La pente est glissante : l’atelier des artistes en vogue devient parfois une manufacture ; les gens de com-