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LES ROUGON-MACQUART.

autoritaire avait besoin pour s’épanouir. Un instant, la seconde, madame Frédéric, parut ne pas entrer dans le complot ; mais ce devait être par inadvertance, car elle se montra également dure, dès qu’elle s’aperçut des ennuis où ses bonnes manières pouvaient la mettre. Alors l’abandon fut complet, toutes s’acharnèrent sur « la mal peignée », celle-ci vécut dans une lutte de chaque heure, n’arrivant avec tout son courage qu’à se maintenir au rayon, difficilement.

Maintenant, telle était sa vie. Il lui fallait sourire, faire la brave et la gracieuse, dans une robe de soie qui ne lui appartenait point ; et elle agonisait de fatigue, mal nourrie, mal traitée, sous la continuelle menace d’un renvoi brutal. Sa chambre était son unique refuge, le seul endroit où elle s’abandonnait encore à des crises de larmes, lorsqu’elle avait trop souffert durant le jour. Mais un froid terrible y tombait du zinc de la toiture, couverte des neiges de décembre ; elle devait se pelotonner dans son lit, jeter tous ses vêtements sur elle, pleurer sous la couverture, pour que la gelée ne lui gerçât pas le visage. Mouret ne lui adressait plus la parole. Quand elle rencontrait le regard sévère de Bourdoncle pendant le service, elle était prise d’un tremblement, car elle sentait en lui un ennemi naturel, qui ne lui pardonnerait pas la plus légère faute. Et, au milieu de cette hostilité générale, l’étrange bienveillance de l’inspecteur Jouve l’étonnait ; s’il la trouvait à l’écart, il lui souriait, cherchait un mot aimable ; deux fois, il lui avait évité des réprimandes, sans qu’elle lui en témoignât de la gratitude, plus troublée que touchée de sa protection.

Un soir, après le dîner, comme ces demoiselles rangeaient les armoires, Joseph vint avertir Denise qu’un jeune homme la demandait, en bas. Elle descendit, très inquiète.