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AU BONHEUR DES DAMES.

Des commérages couraient, des aventures égayaient ces demoiselles pendant huit jours. Clara était un scandale, avait trois entreteneurs, disait-on, sans compter la queue d’amants de hasard, qu’elle traînait derrière elle ; et, si elle ne quittait pas le magasin, où elle travaillait le moins possible, dans le dédain d’un argent gagné plus agréablement ailleurs, c’était pour se couvrir aux yeux de sa famille ; car elle avait la continuelle terreur du père Prunaire, qui menaçait de tomber à Paris lui casser les bras et les jambes à coups de sabot. Au contraire, Marguerite se conduisait bien, on ne lui connaissait pas d’amoureux ; cela causait une surprise, toutes se racontaient son aventure, les couches qu’elle était venue cacher à Paris ; alors, comment avait-elle pu faire cet enfant, si elle était vertueuse ? et certaines parlaient d’un hasard, en ajoutant qu’elle se gardait maintenant pour son cousin de Grenoble. Ces demoiselles plaisantaient aussi madame Frédéric, lui prêtaient des relations discrètes avec de grands personnages ; la vérité était qu’on ne savait rien de ses affaires de cœur ; elle disparaissait le soir, raidie dans sa maussaderie de veuve, l’air pressé, sans que personne pût dire où elle courait si fort. Quant aux passions de madame Aurélie, à ses prétendues fringales de jeunes hommes obéissants, elles étaient certainement fausses : on inventait cela entre vendeuses mécontentes, histoire de rire. Peut-être la première avait-elle témoigné autrefois trop de maternité à un ami de son fils, seulement elle occupait aujourd’hui, dans les nouveautés, une situation de femme sérieuse, qui ne s’amusait plus à de pareils enfantillages. Puis, venait le troupeau, la débandade du soir, neuf sur dix que des amants attendaient à la porte ; c’était, sur la place Gaillon, le long de la rue de la Michodière et de la rue Neuve-Saint-Augustin, toute une faction d’hommes immobiles, guettant du coin de l’œil ; et, quand le défilé commençait, chacun tendait