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LES ROUGON-MACQUART.

— Je voudrais bien un verre d’eau… Excusez-moi, je vous dérange. Tenez, là, dans le buffet.

Et, lorsqu’elle tint la carafe, elle vida d’un trait un grand verre. De la main, elle écartait Denise, qui craignait qu’elle ne se fît du mal.

— Non, non, laissez, j’ai toujours soif… La nuit, je me lève pour boire.

Il y eut un nouveau silence. Elle reprit doucement :

— Si vous saviez, depuis dix ans je suis accoutumée à l’idée de ce mariage. Je portais encore des robes courtes, que déjà Colomban était pour moi… Alors, je ne me souviens plus comment les choses ont tourné. De vivre toujours ensemble, de rester ici enfermés l’un contre l’autre, sans qu’il y eût jamais de distraction entre nous, j’ai dû finir par le croire mon mari, avant le temps. J’ignorais si je l’aimais, j’étais sa femme, voilà tout… Et, aujourd’hui, il veut s’en aller avec une autre ! Oh ! mon Dieu ! mon cœur se fend. Voyez-vous, c’est une souffrance que je ne connaissais pas. Ça me prend dans la poitrine et dans la tête, puis ça va partout, ça me tue.

Des larmes remontaient à ses yeux. Denise, dont les paupières se mouillaient aussi de pitié, lui demanda :

— Est-ce que ma tante se doute de quelque chose ?

— Oui, maman se doute, je crois… Quant à papa, il est trop tourmenté, il ne sait pas la peine qu’il me cause, en reculant ce mariage… Plusieurs fois, maman m’a interrogée. Elle s’inquiète de me voir languir. Jamais elle n’a été forte elle-même, souvent elle m’a dit : « Ma pauvre fille, je ne t’ai pas faite bien solide. » Et puis, dans ces boutiques, on ne pousse guère. Mais elle doit trouver que je maigris trop à la fin… Regardez mes bras, est-ce raisonnable ?

D’une main tremblante, elle avait repris la carafe. Sa cousine voulut l’empêcher de boire.