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LES ROUGON-MACQUART.

Alors, il perdit la tête, il cria, secoué de colère contenue :

— Eh bien ! allez en face !

Du coup, elle se leva, très blessée, et elle s’en alla, sans se retourner, en répondant :

— C’est ce que je vais faire, monsieur.

Ce fut une stupeur. La violence du patron les avait tous saisis. Il restait lui-même effaré et tremblant de ce qu’il venait de dire. La phrase était partie sans qu’il le voulût, dans l’explosion d’une longue rancune amassée. Et, maintenant, les Baudu, immobiles, les bras tombés, suivaient du regard madame Bourdelais, qui traversait la rue. Elle leur semblait emporter leur fortune. Lorsque, de son pas tranquille, elle entra sous la haute porte du Bonheur, lorsqu’ils virent son dos se noyer dans la foule, il y eut en eux comme un arrachement.

— Encore une qu’ils nous prennent ! murmura le drapier.

Puis, se tournant vers Denise, dont il connaissait l’engagement nouveau :

— Toi aussi, ils t’ont reprise… Va, je ne t’en veux pas. Puisqu’ils ont l’argent, ils sont les plus forts.

Justement, Denise, espérant encore que Geneviève n’avait pu entendre Colomban, lui disait à l’oreille :

— Il vous aime, soyez plus gaie.

Mais la jeune fille lui répondait très bas, d’une voix déchirée :

— Pourquoi mentez-vous ?… Tenez ! il ne peut s’en empêcher, il regarde là-haut… Je sais bien qu’ils me l’ont volé, comme ils nous volent tout.

Et elle s’était assise sur la banquette de la caisse, près de sa mère. Celle-ci avait sans doute deviné le nouveau coup reçu par la jeune fille, car ses yeux navrés