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AU BONHEUR DES DAMES.

allèrent d’elle à Colomban, puis se reportèrent sur le Bonheur. C’était vrai, il leur volait tout : au père, la fortune ; à la mère, son enfant mourante ; à la fille, un mari attendu depuis dix ans. Devant cette famille condamnée, Denise, dont le cœur se noyait de compassion, eut un instant peur d’être mauvaise. N’allait-elle pas remettre la main à la machine qui écrasait le pauvre monde ? Mais elle se trouvait comme emportée par une force, elle sentait qu’elle ne faisait pas le mal.

— Bah ! reprit Baudu pour se donner du courage, nous n’en mourrons pas. Une cliente perdue, deux de retrouvées… Tu entends, Denise ; j’ai là soixante-dix mille francs qui vont faire passer des nuits blanches à ton Mouret… Voyons, vous autres ! n’ayez donc pas des figures d’enterrement !

Il ne put les égayer, lui-même retombait dans une consternation blême ; et tous restaient les yeux sur le monstre, attirés, possédés, se rassasiant de leur malheur. Les travaux s’achevaient, on avait débarrassé la façade des échafaudages, tout un pan du colossal édifice apparaissait, avec ses murs blancs, troués de larges vitrines claires. Justement, le long du trottoir, rendu enfin à la circulation, s’alignaient huit voitures, que des garçons chargeaient l’une après l’autre, devant le bureau du départ. Sous le soleil, dont un rayon enfilait la rue, les panneaux verts, aux rechampis jaunes et rouges, miroitaient comme des glaces, envoyaient des reflets aveuglants jusqu’au fond du Vieil Elbeuf. Les cochers vêtus de noir, d’une allure correcte, tenaient court les chevaux, des attelages superbes, qui secouaient leurs mors argentés. Et chaque fois qu’une voiture était pleine, il y avait, sur le pavé, un roulement sonore, dont tremblaient les petites boutiques voisines.

Alors, devant ce défilé triomphal qu’ils devaient subir