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LES ROUGON-MACQUART.

céder, car il avait toujours regardé la sagesse d’une femme comme une chose relative. Il ne voyait plus d’autre but, tout disparaissait dans ce besoin : la tenir enfin chez lui, l’asseoir sur ses genoux, en la baisant aux lèvres ; et, à cette vision, le sang de ses veines battait, il demeurait tremblant, bouleversé de son impuissance.

Désormais, ses journées s’écoulaient dans la même obsession douloureuse. L’image de Denise se levait avec lui. Il avait rêvé d’elle la nuit, elle le suivait devant le grand bureau de son cabinet, où il signait les traites et les mandats, de neuf à dix heures : besogne qu’il accomplissait machinalement, sans cesser de la sentir présente, disant toujours non de son air tranquille. Puis, à dix heures, c’était le conseil, un véritable conseil des ministres, une réunion des douze intéressés de la maison, qu’il lui fallait présider : on discutait les questions d’ordre intérieur, on examinait les achats, on arrêtait les étalages ; et elle était encore là, il entendait sa voix douce au milieu des chiffres, il voyait son clair sourire dans les situations financières les plus compliquées. Après le conseil, elle l’accompagnait, faisait avec lui l’inspection quotidienne des comptoirs, revenait l’après-midi dans le cabinet de la direction, restait près de son fauteuil de deux à quatre, pendant qu’il recevait toute une foule, les fabricants de la France entière, de hauts industriels, des banquiers, des inventeurs : va-et-vient continu de la richesse et de l’intelligence, danse affolée des millions, entretiens rapides où l’on brassait les plus grosses affaires du marché de Paris. S’il l’oubliait une minute en décidant de la ruine ou de la prospérité d’une industrie, il la retrouvait debout, à un élancement de son cœur ; sa voix expirait, il se demandait à quoi bon cette fortune remuée, puisqu’elle ne voulait pas. Enfin, lorsque sonnaient cinq heures, il devait signer le courrier, le travail machinal de sa main