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LES ROUGON-MACQUART.

les yeux, tellement absorbé, qu’il dut le toucher à l’épaule. Mouret leva sa face mouillée de larmes, tous deux se regardèrent, leurs mains se tendirent, et il y eut une étreinte brusque, entre ces hommes qui avaient livré ensemble tant de batailles commerciales. Depuis un mois, l’attitude de Bourdoncle s’était du reste complètement modifiée : il pliait devant Denise, il poussait même sourdement le patron au mariage. Sans doute, il manœuvrait ainsi pour ne pas être balayé par une force qu’il reconnaissait maintenant comme supérieure. Mais on aurait trouvé en outre, au fond de ce changement, le réveil d’une ambition ancienne, l’espoir effrayé et peu à peu élargi de manger à son tour Mouret, devant lequel il avait si longtemps courbé l’échine. Cela était dans l’air de la maison, dans cette bataille pour l’existence, dont les massacres continus chauffaient la vente autour de lui. Il était emporté par le jeu de la machine, pris de l’appétit des autres, de la voracité qui, de bas en haut, jetait les maigres à l’extermination des gras. Seule, une sorte de peur religieuse, la religion de la chance, l’avait empêché jusque-là de donner son coup de mâchoire. Et le patron redevenait enfant, glissait à un mariage imbécile, allait tuer sa chance, gâter son charme sur la clientèle. Pourquoi l’en aurait-il détourné ? lorsqu’il pourrait ensuite ramasser si aisément la succession de cet homme fini, tombé aux bras d’une femme. Aussi était-ce avec l’émotion d’un adieu, la pitié d’une vieille camaraderie, qu’il serrait les mains de son chef, en répétant :

— Voyons, du courage, que diable !… Épousez-la, et que cela finisse.

Déjà Mouret avait honte de sa minute d’abandon. Il se leva, il protesta.

— Non, non, c’est trop bête… Venez, nous allons faire notre tour dans les magasins. Ça marche, n’est-ce pas ? Je crois que la journée sera magnifique.