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LES ROUGON-MACQUART.

elle semblait également diminuée, plus brutale et plus laborieuse à la fois ; et, soit par l’effet des voisinages, soit à cause du nouveau milieu, il en voyait du premier regard tous les défauts, après avoir vécu des mois aveuglé devant elle. En quelques coups, il la refaisait, reculait les plans, redressait un membre, changeait la valeur d’un ton. Décidément, le monsieur au veston de velours ne valait rien, empâté, mal assis ; la main seule était belle. Au fond, les deux petites lutteuses, la blonde, la brune, restées trop à l’état d’ébauche, manquaient de solidité, amusantes uniquement pour des yeux d’artiste. Mais il était content des arbres, de la clairière ensoleillée ; et la femme nue, la femme couchée sur l’herbe, lui apparaissait supérieure à son talent même, comme si un autre l’avait peinte et qu’il ne l’eût pas connue encore, dans ce resplendissement de vie.

Il se tourna vers Sandoz, il dit simplement :

— Ils ont raison de rire, c’est incomplet… N’importe, la femme est bien ! Bongrand ne s’est pas fichu de moi. 

Son ami s’efforçait de l’emmener, mais il s’entêtait, il se rapprocha au contraire. Maintenant qu’il avait jugé son œuvre, il écoutait et regardait la foule. L’explosion continuait, s’aggravait dans une gamme ascendante de fous rires. Dès la porte, il voyait se fendre les mâchoires des visiteurs, se rapetisser les yeux, s’élargir le visage ; et c’étaient des souffles tempétueux d’hommes gras, des grincements rouillés d’hommes maigres, dominés par les petites flûtes aiguës des femmes. En face, contre la cimaise, des jeunes gens se renversaient, comme si on leur avait chatouillé les côtes. Une dame venait de se laisser tomber sur une banquette, les genoux serrés, étouf-