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LES ROUGON-MACQUART.

le troisième, elle l’emmena au marché de Bonnières, pour acheter des poules ; la journée suivante fut encore perdue, la toile avait séché, il s’impatienta à la reprendre, et finalement l’abandonna. Pendant toute la saison chaude, il n’eut ainsi que des velléités, des bouts de tableau ébauchés à peine, quittés au moindre prétexte, sans un effort de persévérance. Sa passion de travail, cette fièvre de jadis qui le mettait debout dès l’aube, bataillant contre la peinture rebelle, semblait s’en être allée, dans une réaction d’indifférence et de paresse ; et, délicieusement, comme après les grandes maladies, il végétait, il goûtait la joie unique de vivre par toutes les fonctions de son corps.

Aujourd’hui, Christine seule existait. C’était elle qui l’enveloppait de cette haleine de flamme, où s’évanouissaient ses volontés d’artiste. Depuis le baiser ardent, irréfléchi, qu’elle lui avait posé aux lèvres la première, une femme était née de la jeune fille, l’amante qui se débattait chez la vierge, qui gonflait sa bouche et l’avançait, dans la carrure du menton. Elle se révélait ce qu’elle devait être, malgré sa longue honnêteté : une chair de passion, une de ces chairs sensuelles, si troublantes, quand elles se dégagent de la pudeur où elles dorment. D’un coup et sans maître, elle savait l’amour, elle y apportait l’emportement de son innocence ; et, elle ignorante jusque-là, lui presque neuf encore, faisant ensemble les découvertes de la volupté, s’exaltaient dans le ravissement de cette initiation commune. Il s’accusait de son ancien mépris : fallait-il être sot, de dédaigner en enfant des félicités qu’on n’avait pas vécues ! Désormais, toute sa tendresse de la chair de la femme, cette tendresse dont il épuisait