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LES ROUGON-MACQUART.

bouilli, plutôt pour engager l’enfant à manger sa soupe ; et, quand ils l’eurent couché, ils s’installèrent sous la lampe, ainsi que tous les soirs.

Cependant, Christine n’avait pas mis d’ouvrage devant elle, trop remuée pour travailler. Elle restait là, les mains oisives sur la table, regardant Claude, qui, lui, s’était tout de suite enfoncé dans un dessin, un coin de son tableau, des ouvriers du port Saint-Nicolas déchargeant du plâtre. Une songerie invincible, des souvenirs, des regrets, passaient en elle, au fond de ses yeux vagues ; et, peu à peu, ce fut une tristesse croissante, une grande douleur muette qui parut l’envahir tout entière, au milieu de cette indifférence, de cette solitude sans borne, où elle tombait, si près de lui. Il était bien toujours avec elle, de l’autre côté de la table ; mais comme elle le sentait loin, là-bas, devant la pointe de la Cité, plus loin encore, dans l’infini inaccessible de l’art, si loin maintenant, que jamais plus elle ne le rejoindrait ! Plusieurs fois, elle avait tenté de causer, sans le décider à répondre. Les heures passaient, elle s’engourdissait à ne rien faire, elle finit par tirer son porte-monnaie et par compter son argent.

— Tu sais ce que nous avons pour entrer en ménage ?  

Claude ne leva même pas la tête.

— Nous avons neuf sous… Ah ! quelle misère !  

Il haussa les épaules, il gronda enfin :

— Nous serons riches, laisse donc !  

Et le silence recommença, elle n’essaya même plus de le rompre, contemplant les neuf sous alignés sur la table. Minuit sonnèrent, elle eut un frisson, malade d’attente et de froid.

— Couchons-nous, dis ? murmura-t-elle. Je n’en puis plus.