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L’ŒUVRE.

dont on ne tirait guère que des grognements, il prononça toute une phrase.

— Ah ! bien sûr que si j’avais eu de l’argent comme vous, je serais arrivé comme vous, tout de même.

C’était sa conviction. Jamais il n’avait mis son talent en doute, il lâchait simplement la partie, parce qu’elle ne nourrissait pas son homme. Au Louvre, devant les chefs-d’œuvre, il était uniquement persuadé qu’il fallait du temps.

— Allez, reprit Claude redevenu sombre, n’ayez point de regrets, vous seul avez réussi… Ça marche, n’est-ce pas ? le commerce.

Mais Chaîne mâchonna des paroles amères. Non, non, rien ne marchait, pas même les tournevires. Le peuple ne jouait plus, tout l’argent filait chez les marchands de vin. On avait beau acheter des rebuts et donner le coup de paume sur la table, pour que la plume ne s’arrêtât pas aux gros lots : c’était à peine s’il y avait désormais de l’eau à boire. Puis, comme du monde s’était approché, il s’interrompit, il cria d’une grosse voix que les deux autres ne lui connaissaient point, et qui les stupéfia.

— Voyez, voyez le jeu !… À tous les coups l’on gagne !

Un ouvrier, qui avait dans ses bras une petite fille souffreteuse, aux grands yeux avides, lui fit jouer deux coups. Les plateaux grinçaient, les bibelots dansaient dans un éblouissement, le lapin en vie tournait, tournait, les oreilles rabattues, si rapide, qu’il s’effaçait et n’était plus qu’un cercle blanchâtre. Il y eut une forte émotion, la fillette avait failli le gagner.

Alors, après avoir serré la main de Chaîne encore tremblant, les deux amis s’éloignèrent.