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LES ROUGON-MACQUART.

le journal épelé jusqu’aux annonces, la partie de dominos sans cesse recommencée, la même promenade à la même heure sur la même avenue, l’abrutissement final sous cette meule qui aplatit les cervelles, les indignait, les jetait à des protestations, escaladant les collines voisines pour y découvrir des solitudes ignorées, déclamant des vers sous des pluies battantes, sans vouloir d’abri, par haine des cités. Ils projetaient de camper au bord de la Viorne, d’y vivre en sauvages, dans la joie d’une baignade continuelle, avec cinq ou six livres, pas plus, qui auraient suffi à leurs besoins. La femme elle-même était bannie, ils avaient des timidités, des maladresses, qu’ils érigeaient en une austérité de gamins supérieurs. Claude, pendant deux ans, s’était consumé d’amour pour une apprentie chapelière, que chaque soir il accompagnait de loin ; et jamais il n’avait eu l’audace de lui adresser la parole. Sandoz nourrissait des rêves, des dames rencontrées en voyage, des filles très belles qui surgiraient dans un bois inconnu, qui se livreraient tout un jour, puis qui se dissiperaient comme des ombres, au crépuscule. Leur seule aventure galante les égayait encore, tant elle leur semblait sotte : des sérénades données à deux petites demoiselles, du temps où ils faisaient partie de la musique du collège ; des nuits passées sous une fenêtre, à jouer de la clarinette et du cornet à pistons ; des cacophonies affreuses effarant les bourgeois du quartier, jusqu’au soir mémorable où les parents révoltés avaient vidé sur eux tous les pots à eau de la famille.

Ah ! l’heureux temps, et quels rires attendris, au moindre souvenir ! Les murs de l’atelier étaient justement couverts d’une série d’esquisses, faites là-bas