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LES ROUGON-MACQUART.

— Qui sait ? pas toujours ! dit Bongrand. La vie avorte, elle aussi… Vous savez, je vous écoute, mais je suis un désespéré, moi. Je crève de tristesse, et je sens tout qui crève… Ah ! oui, l’air de l’époque est mauvais, cette fin de siècle encombrée de démolitions, aux monuments éventrés, aux terrains retournés cent fois, qui tous exhalent une puanteur de mort ! Est-ce qu’on peut se bien porter, là dedans ? Les nerfs se détraquent, la grande névrose s’en mêle, l’art se trouble : c’est la bousculade, l’anarchie, la folie de la personnalité aux abois… Jamais on ne s’est tant querellé et jamais on n’y a vu moins clair que depuis le jour où l’on prétend tout savoir.

Sandoz, devenu pâle, regardait au loin les grandes fumées rousses rouler dans le vent.

— C’était fatal, songea-t-il à demi-voix, cet excès d’activité et d’orgueil dans le savoir devait nous rejeter au doute ; ce siècle, qui a fait déjà tant de clarté, devait s’achever sous la menace d’un nouveau flot de ténèbres… Oui, notre malaise vient de là. On a trop promis, on a trop espéré, on a attendu la conquête et l’explication de tout ; et l’impatience gronde. Comment ! on ne marche pas plus vite ? la science ne nous a pas encore donné, en cent ans, la certitude absolue, le bonheur parfait ? Alors, à quoi bon continuer, puisqu’on ne saura jamais tout et que notre pain restera aussi amer ? C’est une faillite du siècle, le pessimisme tord les entrailles, le mysticisme embrume les cervelles ; car nous avons eu beau chasser les fantômes sous les grands coups de lumière de l’analyse, le surnaturel a repris les hostilités, l’esprit des légendes se révolte et veut nous reconquérir, dans cette halte de fatigue et d’angoisse… Ah ! certes ! je n’affirme rien, je suis moi-