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LES ROUGON-MACQUART.

la gorge, indiquée à peine sur l’étude. Son excitation augmentait, c’était sa passion de chaste pour la chair de la femme, un amour fou des nudités désirées et jamais possédées, une impuissance à se satisfaire, à créer de cette chair autant qu’il rêvait d’en étreindre, de ses deux bras éperdus. Ces filles qu’il chassait de son atelier, il les adorait dans ses tableaux, il les caressait et les violentait, désespéré jusqu’aux larmes de ne pouvoir les faire assez belles, assez vivantes.

— Hein ! dix minutes, n’est-ce pas ? répéta-t-il. J’établis les épaules pour demain, et nous descendons.

Sandoz et Dubuche, sachant qu’il n’y avait pas à l’empêcher de se tuer ainsi, se résignèrent. Le second alluma une pipe et s’étala sur le divan : lui seul fumait, les deux autres ne s’étaient jamais bien accoutumés au tabac, toujours menacés d’une nausée, pour un cigare trop fort. Puis, lorsqu’il fut sur le dos, les regards perdus dans les jets de fumée qu’il soufflait, il parla de lui, longuement, en phrases monotones. Ah ! ce sacré Paris, comme il fallait s’y user la peau, pour arriver à une position ! Il rappelait ses quinze mois d’apprentissage, chez son patron, le célèbre Dequersonnière, l’ancien grand prix, aujourd’hui architecte des bâtiments civils, officier de la Légion d’honneur, membre de l’Institut, dont le chef-d’œuvre, l’église Saint-Mathieu, tenait du moule à pâté et de la pendule empire : un bon homme au fond, qu’il blaguait, tout en partageant son respect des vieilles formules classiques. Sans les camarades, d’ailleurs, il n’aurait pas appris grand’chose à leur atelier de la rue du Four, où le patron passait en courant, trois fois par semaine ; des gaillards féroces, les camarades, qui lui avaient rendu la vie joliment