Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/120

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

abuser plus longtemps de la douloureuse complaisance de la famille. Sur son ordre, le greffier lut les interrogatoires, avant de les faire signer aux témoins. Ils étaient d’une correction parfaite, ces interrogatoires, si bien épluchés des mots inutiles et compromettants, que madame Bonnehon, la plume à la main, eut un coup d’œil de surprise bienveillante sur ce Laurent, blême, osseux, qu’elle n’avait pas regardé encore.

Puis, comme le juge l’accompagnait, ainsi que son neveu et sa nièce, jusqu’à la porte, elle lui serra les mains.

— À bientôt, n’est-ce pas ? Vous savez qu’on vous attend toujours à Doinville… Et merci, vous êtes un de mes derniers fidèles.

Son sourire s’était voilé de mélancolie, tandis que sa nièce, sèche, sortie la première, n’avait eu qu’une légère salutation.

Quand il fut seul, M. Denizet respira une minute. Il s’était arrêté, debout, réfléchissant. Pour lui, l’affaire devenait claire, il y avait eu certainement violence de la part de Grandmorin, dont la réputation était connue. Cela rendait l’instruction délicate, il se promettait de redoubler de prudence, jusqu’à ce que les avis qu’il attendait du ministère, fussent arrivés. Mais il n’en triomphait pas moins. Enfin, il tenait le coupable.

Lorsqu’il eut repris sa place, devant le bureau, il sonna l’huissier.

— Faites entrer le sieur Jacques Lantier.

Sur la banquette du couloir, les Roubaud attendaient toujours, avec leurs visages fermés, comme ensommeillés de patience, qu’un tic nerveux, parfois, remuait. Et la voix de l’huissier, appelant Jacques, sembla les réveiller, dans un léger tressaillement. Ils le suivirent de leurs yeux élargis, ils le regardèrent disparaître chez le juge. Puis, ils retombèrent à leur attente, pâlis encore, silencieux.