Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/181

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— Grande bête, je sais bien que tu le flanquerais toi-même à la porte… Va, donne-nous des verres, trinque avec nous.

Il tapait sur l’épaule de Jacques, et Séverine, remise elle aussi, souriait aux deux hommes. Puis, ils burent ensemble, ils passèrent une heure très douce.

Ce fut ainsi que Roubaud rapprocha sa femme et le camarade, d’un air de bonne amitié, sans paraître songer aux suites possibles. Cette question de la jalousie devint justement la cause d’une intimité plus étroite, de toute une tendresse secrète, resserrée de confidences, entre Jacques et Séverine ; car celui-ci, l’ayant revue, le surlendemain, la plaignit d’avoir été si brutalement traitée ; tandis qu’elle, les yeux noyés, confessait, par le débordement involontaire de ses plaintes, combien peu elle avait trouvé de bonheur dans son ménage. Dès ce moment, ils eurent un sujet de conversation à eux seuls, une complicité d’amitié, où ils finissaient par s’entendre sur un signe. À chaque visite, il l’interrogeait d’un regard, pour savoir si elle n’avait eu aucun sujet nouveau de tristesse. Elle répondait de même, d’un simple mouvement des paupières. Puis, leurs mains se cherchèrent derrière le dos du mari, ils s’enhardirent, ils correspondirent par de longues pressions, en se disant, du bout de leurs doigts tièdes, l’intérêt croissant qu’ils prenaient aux moindres petits faits de leur existence. Rarement, ils avaient la fortune de se rencontrer une minute, en dehors de la présence de Roubaud. Toujours ils le retrouvaient là, entre eux, dans cette salle à manger mélancolique ; et ils ne faisaient rien pour lui échapper, n’ayant pas même la pensée de se donner un rendez-vous, au fond de quelque coin reculé de la gare. C’était, jusque-là, une affection véritable, un entraînement de sympathie vive, qu’il gênait à peine, puisqu’un regard, un serrement de main, leur suffisait encore pour se comprendre.