Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/209

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— Jamais elle ne montera, si on ne la graisse pas.

Et, ce qu’il n’avait pas fait trois fois dans sa vie, il prit la burette, pour la graisser en marche. Enjambant la rampe, il monta sur le tablier, qu’il suivit tout le long de la chaudière. Mais c’était une manœuvre des plus périlleuses : ses pieds glissaient sur l’étroite bande de fer, mouillée par la neige ; et il était aveuglé, et le vent terrible menaçait de le balayer comme une paille. La Lison, avec cet homme accroché à son flanc, continuait sa course haletante, dans la nuit, parmi l’immense couche blanche, où elle s’ouvrait profondément un sillon. Elle le secouait, l’emportait. Parvenu à la traverse d’avant, il s’accroupit devant le godet graisseur du cylindre de droite, il eut toutes les peines du monde à l’emplir, en se tenant d’une main à la tringle. Puis, il lui fallut faire le tour, ainsi qu’un insecte rampant, pour aller graisser le cylindre de gauche. Et, quand il revint, exténué, il était tout pâle, ayant senti passer la mort.

— Sale rosse ! murmura-t-il.

Saisi de cette violence inaccoutumée à l’égard de leur Lison, Pecqueux ne put s’empêcher de dire, en hasardant une fois de plus son habituelle plaisanterie :

— Fallait m’y laisser aller : ça me connaît, moi, de graisser les dames.

Réveillé un peu, il s’était remis, lui aussi, à son poste, surveillant le côté gauche de la ligne. D’ordinaire, il avait de bons yeux, meilleurs que ceux de son chef. Mais, dans cette tourmente, tout avait disparu, à peine pouvaient-ils, eux pourtant à qui chaque kilomètre de la route était si familier, reconnaître les lieux qu’ils traversaient : la voie sombrait sous la neige, les haies, les maisons elles-mêmes semblaient s’engloutir, ce n’était plus qu’une plaine rase et sans fin, un chaos de blancheurs vagues, où la Lison paraissait galoper à sa guise, prise de folie. Et jamais les deux hommes n’avaient senti si étroitement le lien de fra-