Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/302

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C’était vrai, l’ombre mouvante, après s’être approchée d’eux, à une cinquantaine de pas, venait de tourner à gauche et s’éloignait, du pas régulier d’un surveillant de nuit, que rien n’inquiète.

Alors, elle le poussa.

— Va, va donc !

Et tous deux partirent, lui devant, elle dans ses talons, tous deux filèrent, se glissèrent derrière l’homme, en chasse, évitant le bruit. Un instant, au coin des ateliers de réparation, ils le perdirent de vue ; puis, comme ils coupaient court en traversant une voie de garage, ils le retrouvèrent, à vingt pas au plus. Ils durent profiter des moindres bouts de mur pour s’abriter, un simple faux pas les aurait trahis.

— Nous ne l’aurons pas, gronda-t-il, sourdement. S’il atteint le poste de l’aiguilleur, il s’échappe.

Elle, toujours, répétait dans son cou :

— Va, va donc !

À cette minute, par ces vastes terrains plats, noyés de ténèbres, au milieu de cette désolation nocturne d’une grande gare, il était résolu, comme dans la solitude complice d’un coupe-gorge. Et, tout en hâtant furtivement le pas, il s’excitait, se raisonnait encore, se donnait les arguments qui allaient faire de ce meurtre une action sage, légitime, logiquement débattue et décidée. C’était bien un droit qu’il exerçait, le droit même de vie, puisque ce sang d’un autre était indispensable à son existence même. Rien que ce couteau à enfoncer, et il avait conquis le bonheur.

— Nous ne l’aurons pas, nous ne l’aurons pas, répéta-t-il furieusement, en voyant l’ombre dépasser le poste de l’aiguilleur. C’est fichu, le voilà qui file.

Mais, de sa main nerveuse, brusquement elle l’empoigna au bras, l’immobilisa contre elle.

— Vois, il revient !