Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/317

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sa mère. Allons ! le coup était manqué, il fallait trouver autre chose.

À ce moment, sous ce souvenir évoqué, la brume de rêverie qui obscurcissait le regard de Flore, s’en alla ; et, de nouveau, elle aperçut la morte, éclairée par la flamme jaune de la chandelle. Sa mère n’était plus, devait-elle donc partir, épouser Ozil qui la voulait, qui la rendrait heureuse peut-être ? Tout son être se souleva. Non, non ! si elle était assez lâche pour laisser vivre les deux autres, et pour vivre elle-même, elle aurait préféré battre les routes, se louer comme servante, plutôt que d’être à un homme qu’elle n’aimait pas. Et un bruit inaccoutumé lui ayant fait prêter l’oreille, elle comprit que Misard, avec une pioche, était en train de fouiller le sol battu de la cuisine : il s’enrageait à la recherche du magot, il aurait éventré la maison. Pourtant, elle ne voulait pas rester avec celui-là non plus. Qu’allait-elle faire ? Une rafale souffla, les murs tremblèrent, et sur le visage blanc de la morte, passa un reflet de fournaise, ensanglantant les yeux ouverts et le rictus ironique des lèvres. C’était le dernier omnibus de Paris, avec sa lourde et lente machine.

Flore avait tourné la tête, regardé les étoiles qui luisaient, dans la sérénité de la nuit printanière.

— Trois heures dix. Encore cinq heures, et ils passeront.

Elle recommencerait, elle souffrait trop. Les voir, les voir ainsi chaque semaine aller à l’amour, cela était au-dessus de ses forces. Maintenant qu’elle était certaine de ne jamais posséder Jacques à elle seule, elle préférait qu’il ne fût plus, qu’il n’y eût plus rien. Et cette lugubre chambre où elle veillait l’enveloppait de deuil, sous un besoin grandissant de l’anéantissement de tout. Puisqu’il ne restait personne qui l’aimât, les autres pouvaient bien partir avec sa mère. Des morts, il y en aurait encore,