Page:Emile Zola - La Bête humaine.djvu/80

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sa belle humeur et par son expérience de vieil ouvrier. Il ne devenait vraiment à craindre que lorsqu’il était ivre, car il se changeait alors en vraie brute, capable d’un mauvais coup.

— Et ma femme, vous l’avez vue ? demanda-t-il de nouveau, la bouche fendue par son large rire.

— Certes, oui, nous l’avons vue, répondit le sous-chef. Nous avons même déjeuné dans votre chambre… Ah ! une brave femme que vous avez là, Pecqueux. Et vous avez bien tort de ne pas lui être fidèle.

Il rigola plus violemment.

— Oh ! si l’on peut dire ! Mais c’est elle qui veut que je m’amuse !

C’était vrai. Victoire, son aînée de deux ans, devenue énorme et difficile à remuer, glissait des pièces de cent sous dans ses poches, afin qu’il prît du plaisir dehors. Jamais elle n’avait beaucoup souffert de ses infidélités, du continuel guilledou qu’il courait, par un besoin de nature ; et maintenant l’existence était réglée, il avait deux femmes, une à chaque bout de la ligne, sa femme à Paris pour les nuits qu’il y couchait, et une autre au Havre pour les heures d’attente qu’il y passait, entre deux trains. Très économe, vivant chichement elle-même, Victoire, qui savait tout et qui le traitait maternellement, répétait volontiers qu’elle ne voulait pas le laisser en affront avec l’autre, là-bas. Même, à chaque départ, elle veillait sur son linge, car il lui aurait été très sensible que l’autre l’accusât de ne pas tenir leur homme proprement.

— N’importe, reprit Roubaud, ce n’est guère gentil. Ma femme, qui adore sa nourrice, veut vous gronder.

Mais il se tut, en voyant sortir d’un hangar, contre lequel ils se trouvaient, une grande femme sèche, Philomène Sauvagnat, la sœur du chef de dépôt, l’épouse supplémentaire que Pecqueux avait au Havre, depuis un an.