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LES ROUGON-MACQUART.

belle carte de la soirée. Demain, j’aurai peut-être plus de chance… À demain, n’est-ce pas, madame ?

Et comme l’abbé Faujas s’excusait, disant qu’ils ne voulaient pas abuser, qu’ils ne pouvaient les déranger ainsi chaque soir :

— Mais vous ne nous dérangez pas ! s’écria-t-il ; vous nous faites plaisir… D’ailleurs, que diable ! je perds, madame ne peut me refuser une partie.

Quand ils eurent accepté et qu’ils furent remontés, Mouret bougonna, se défendit d’avoir perdu. Il était furieux.

— La vieille est moins forte que moi, j’en suis sûr, dit-il à sa femme. Seulement elle a des yeux ! C’est à croire qu’elle triche, ma parole d’honneur !… Demain, il faudra voir.

Dès lors, chaque jour, régulièrement, les Faujas descendirent passer la soirée avec les Mouret. Il s’était engagé une bataille formidable entre la vieille dame et son propriétaire. Elle semblait se jouer de lui, le laisser gagner juste assez pour ne pas le décourager ; ce qui l’entretenait dans une rage sourde, d’autant plus qu’il se piquait de jouer fort joliment le piquet. Lui, rêvait de la battre pendant des semaines entières, sans lui laisser prendre une partie. Elle gardait un sang-froid merveilleux ; son visage carré de paysanne restait muet, ses grosses mains abattaient les cartes avec une force et une régularité de machine. Dès huit heures, ils s’asseyaient tous deux à leur bout de table, s’enfonçant dans leur jeu, ne bougeant plus.

À l’autre bout, aux deux côtés du poêle, l’abbé Faujas et Marthe étaient comme seuls. L’abbé avait un mépris d’homme et de prêtre pour la femme ; il l’écartait, ainsi qu’un obstacle honteux, indigne des forts. Malgré lui, ce mépris perçait souvent dans une parole plus rude. Et Marthe, alors, prise d’une anxiété étrange, levait les yeux, avec une de ces peurs brusques qui font regarder derrière soi si quelque ennemi caché ne va pas lever le bras. D’autres fois,