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LA CURÉE

le vaste horizon. Des autres fenêtres de l’hôtel, on ne voyait en face de soi que des murs noirs, à quelques pieds. Mais, de celle-ci, on apercevait tout ce bout de Seine, tout ce bout de Paris qui s’étend de la Cité au pont de Bercy, plat et immense, et qui ressemble à quelque originale cité de Hollande. En bas, sur le quai de Béthune, il y avait des baraques de bois à moitié effondrées, des entassements de poutres et de toits crevés, parmi lesquels les enfants s’amusaient souvent à regarder courir des rats énormes, qu’elles redoutaient vaguement de voir grimper le long des hautes murailles. Mais, au delà, l’enchantement commençait. L’estacade, étageant ses madriers, ses contreforts de cathédrale gothique, et le pont de Constantine, léger, se balançant comme une dentelle sous les pieds des passants, se coupaient à angle droit, paraissaient barrer et retenir la masse énorme de la rivière. En face, les arbres de la Halle aux vins, et plus loin les massifs du Jardin des Plantes, verdissaient, s’étalaient jusqu’à l’horizon : tandis que, de l’autre côté de l’eau, le quai Henri IV et le quai de la Râpée alignaient leurs constructions basses et inégales, leur rangée de maisons qui, de haut, ressemblaient aux petites maisons de bois et de carton que les gamines avaient dans des boîtes. Au fond, à droite, le toit ardoisé de la Salpêtrière bleuissait au-dessus des arbres. Puis, au milieu, descendant jusqu’à la Seine, les larges berges pavées faisaient deux longues routes grises que tachait çà et là la marbrure d’une file de tonneaux, d’un chariot attelé, d’un bateau de bois ou de charbon vidé à terre. Mais l’âme de tout cela, l’âme qui emplissait le paysage, c’était la Seine, la rivière vivante ; elle venait de loin, du bord vague et tremblant de l’horizon, elle sortait de là-bas, du