Page:Emile Zola - La Curée.djvu/186

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
186
LES ROUGON-MACQUART

neuses. De la rue Drouot à la rue du Helder, elle apercevait ainsi une longue file de carrés blancs et de carrés noirs, dans lesquels les derniers promeneurs surgissaient et s’évanouissaient d’une étrange façon. Les filles surtout, avec la traîne de leur robe, tour à tour crûment éclairées et noyées dans l’ombre, prenaient un air d’apparition, de marionnettes blafardes, traversant le rayon électrique de quelque féerie. Elle s’amusa un moment à ce jeu. Il n’y avait plus de lumière épandue ; les becs de gaz s’éteignaient ; les kiosques bariolés tachaient les ténèbres plus durement. Par instants, un flot de foule, la sortie de quelque théâtre, passait. Mais des vides se faisaient bientôt, et il venait, sous la fenêtre, des groupes de deux ou trois hommes qu’une femme abordait. Ils restaient debout, discutant. Dans le tapage affaibli, quelques-unes de leurs paroles montaient ; puis, la femme, le plus souvent, s’en allait au bras d’un des hommes. D’autres filles se rendaient de café en café, faisaient le tour des tables, prenaient le sucre oublié, riaient avec les garçons, regardaient fixement, d’un air d’interrogation et d’offre silencieuses, les consommateurs attardés. Et, comme Renée venait de suivre des yeux l’impériale presque vide d’un omnibus des Batignolles, elle reconnut, au coin du trottoir, la femme à la robe bleue et aux guipures blanches, droite, tournant la tête, toujours en quête.

Quand Maxime vint la chercher à la fenêtre, où elle s’oubliait, il eut un sourire, en regardant une des croisées entr’ouvertes du café Anglais ; l’idée que son père y soupait de son côté lui parut comique ; mais il avait, ce soir-là, des pudeurs particulières qui gênaient ses plaisanteries habituelles. Renée ne quitta la rampe qu’à