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LES ROUGON-MACQUART

Quand il leva les yeux, il se trouvait vers le milieu du faubourg Saint-Honoré. Un de ses frères, Eugène Rougon, habitait une rue voisine, la rue de Penthièvre. Aristide, en venant à Paris, avait surtout compté sur Eugène qui, après avoir été un des agents les plus actifs du coup d’État, était à cette heure une puissance occulte, un petit avocat dans lequel naissait un grand homme politique. Mais, par une superstition de joueur, il ne voulut pas aller frapper ce soir-là à la porte de son frère. Il regagna lentement la rue Saint-Jacques, songeant à Eugène avec une envie sourde, regardant ses pauvres vêtements encore couverts de la poussière du voyage, et cherchant à se consoler en reprenant son rêve de richesse. Ce rêve lui-même était devenu amer. Parti par un besoin d’expansion, mis en joie par l’activité boutiquière de Paris, il rentra, irrité du bonheur qui lui semblait courir les rues, rendu plus féroce, s’imaginant des luttes acharnées, dans lesquelles il aurait plaisir à battre et à duper cette foule qui l’avait coudoyé sur les trottoirs. Jamais il n’avait ressenti des appétits aussi larges, des ardeurs aussi immédiates de jouissance.

Le lendemain, au jour, il était chez son frère. Eugène habitait deux grandes pièces froides, à peine meublées, qui glacèrent Aristide. Il s’attendait à trouver son frère vautré en plein luxe. Ce dernier travaillait devant une petite table noire. Il se contenta de lui dire, de sa voix lente, avec un sourire :

— Ah ! c’est toi, je t’attendais.

Aristide fut très aigre. Il accusa Eugène de l’avoir laissé végéter, de ne pas même lui avoir fait l’aumône d’un bon conseil, pendant qu’il pataugeait en province.